Cour de Justice

Réprobateurs, les subalternes baissèrent la tête sans un mot tandis que le Prêtre de corvée regardait le juge comme s’il avait un gros furoncle au milieu de son visage.
 
« Nous avons pour habitude d’afficher les permanences aux valves de la Cour de Justice, Messire Tremmen. Vous l’avez sûrement encore oublié…
 
Ou est-ce affiché trop haut pour votre mal de cou ? »
 
Ce n’était pas la première fois que Fiirn travaillait avec le Prêtre Gonthar Duryn et celui-ci était quelqu’un de très intransigeant. Il avait du mal avec le côté tête en l’air du Nain et ne se cachait pas pour le dire.
 
Le greffier intervint alors.
 
« Nous avons plusieurs décisions à prendre et cas à trancher. Deux meurtres, une affaire de viol et un cambriolage qui a mal tourné, sans parler les différends commerciaux entre particuliers et même quelques querelles de voisinage, Messires. »
 

La journée s’annonçait chargée et le Père Duryn soupira en s’enfonçant dans sa chaise.

Le Prêtre émit un petit ricanement. Le greffier reprit sa place et fit entrer le premier cas.
 
Le premier accusé fut traîné, en sang, salement amoché et mais conscient, par une équipe de quatre miliciens. Un homme de puissante corpulence, visiblement un fermier.
 

Le sergent de milice qui l’avait arrêté fut convoqué. Les faits étaient simples : l’homme était un braconnier. Il a volé du bétail chez un fermier et s’est fait attraper. Il s’est battu avec l’homme et l’a occis. La famille de l’homme est maintenant démunie car ses enfants sont trop jeunes pour exploiter la ferme et la femme seule ne peut assumer la charge de travail.

Le prêtre prit donc la parole, le visage grave.
 
« Très bien. Etant donné que les faits sont avérés, étayés par des témoins et que l’accusé est en aveux, il ne reste qu’à statuer sur sa peine.
 
Pour meurtre, la sanction est la mort.
 
Cependant, il n’y a dans cette sanction qu’une notion de prêté pour rendu. Nous punissons le crime mais aucunement le préjudice dont est victime la famille de la… euh... victime. Il n’est cependant pas non plus déontologique de faire remplir à l’accusé les tâches du défunt mari afin de rembourser ses torts à l’égard de la famille. Par contre, offrir à celle-ci un dédommagement pécuniaire qui permettrait d’engager quelqu’un qui le ferait serait possible.
 
Mais de par sa condition même de braconnier, le prévenu ne dispose d’aucun revenu. Sa seule possession est sa vie.
 
Je propose donc de le vendre contre espèces sonnantes à la Guilde des Magiciens comme sujet d’expériences, avec pour clause ultime sa mort. »
 

Il se tourna alors vers le Juge pour connaître son avis sur cette interprétation inédite de la Loi, qui collait parfaitement avec la notion de Tourment si chère à son Clergé et son Dieu.

L'annonce de la sentence avait fait pâlir l'homme bien plus qu'une sentence de mort, à laquelle il s'attendait. Mais l'esclavage ! Non seulement c'était nouveau, mais surtout, c'était interdit, tant par les anciens Seigneurs huldras que par l'actuel Comte Vildrek !


Abasourdi par un tel manquement à la Loi de ces terres, l'homme plongea dans un drôle d'état second, un peu comme si ce qui se passait ne lui arrivait pas vraiment et qu'il allait se réveiller.


Aussi répondit-il sans fioritures au Juge lorsque sa question parvint à son esprit :

"Pas d'entrepôt, Messire. L'or ne sert qu'à payer les putes et l'alcool, le poisson et le gibier restent à sécher le temps d'être mangés. Je vivais au jour le jour, sans trop préparer demain, vous voyez... Mais je ne voulais pas le tuer. Il avait bien assez de bétail pour deux, non ? C'est de sa faute s'il est mort. Il n'avait pas besoin de se mettre sur mon chemin. Pourquoi s'est-il mis sur mon chemin ? Hein ? Pourquoi... ?"

Désespéré, l'homme s'emballa.

"Parce que c'est vrai ! Ces gens ne m'aiment pas ! J'ai des torts, mais je suis déjà passé devant un de vos confrères. J'ai payé. Mais pas assez pour eux ! Ils veulent ma peau m'sieur l'vot'honneur !"

Aussi vrai qu'ait l'accent de son plaidoyer, l'enquête avait été diligentée et il se trouvait devant Fiirn. Si complot il y avait, le sergent avait été berné. Ou alors l'homme laissait aller son va-tout, espérant sauver sa tête sur un bénéfice du doute qu'il incombait au Juge de lui donner.

Il baissa la tête.

"Que dira Madawen quand elle saura ?"


Madawen ? Madawen Dorchenzaak, l'épouse du Capitaine Karsten ?

"J'ai payé pour vol, messire Juge. C'est la Juge Greyson qui m'avait condamné, il y a quelques années. Depuis, je me suis tenu tranquille mais il y a des personnes à qui j'ai fait du tort qui ont la rancune tenace. Il y en a d'autres qui trouvent que je suis sur leurs plates-bandes avec mon activité de coursier.

J'ai pas vraiment de noms, si ce n'est celui de mon concurrent, Nelwin Cordiss. Mais personne n'a voulu me croire."


Il leva un regard désabusé sur le Juge.

"Peut-être que vous oui ? Vous avez raison, vous êtes mon dernier salut..."

 
 

Il en fut fait comme le Juge le demandait et le premier témoin fut amené séance tenante. Il s'agissait d'un homme de taille moyenne, les cheveux gras et mal coupés, le regard tout le temps en mouvement. Il lui manquait ses deux incisives supérieures, ce qui le faisait zozoter et portait des vêtements usés et de gros godillots.

"Le citadin Grom Divert, Votre Honneur."

Il se présenta devant le Juge et ses acolytes et attendit dans un silence nerveux qu'on lui demande ce qu'on avait à lui demander.

L'homme répondit calmement à toutes les questions. Une réponse brève et franche.

"C'était ma voisine."
"Aucun."
"Non."
"J'ai vu l'accusé sortir de la maison de la victime. Il avait l'air stressé. Il regardait un peu partout, l'air de voir si on l'avait vu. Il m'a paru hésitant. Peu après, la victime était découverte morte. Il est le dernier à être entré dans la maison."

Puis il se tut.

L'homme parut surpris par cette question.

"Bien sûr que je les ai entendus se disputer, M'sieur l'Juge, mais ce n'était pas différent des autres jours.

Vous savez, là où nous vivons, personne ne s'occupe vraiment de ce qui se passe chez le voisin, sinon on ne tient pas longtemps.

Mais lui, là... Il est plus mauvais que la majorité des gens du quartier. Alors, quand la milice est venue, il fallait bien que je témoigne. C'est un poison, M'sieur l'Juge. Il ne s'arrêtera jamais. Il a déjà eu des problèmes, il a déjà été enfermé dans vos geôles, vous le connaissez, vous savez bien.

Y a qu'une corde qui peut arrêter les types comme lui..."


Le citadin avait l'air dégoûté.

L'homme sembla interloqué.

"Pour sûr qu'ils se connaissaient m'sieur l'Juge ! Z'étaient ensemble avant qu'il finisse dans vos geôles..."

"Euh... Je... Hein ? Ben euh... En réalité Monsieur Vot' Honneur, il... euh... J'aimais Vivienne ! Il l'a massacrée comme un barbare sans honneur, sans aucune pitié ! Il ne mérite pas votre clémence !"


L'homme s'effondra en larmes devant le Juge.

Le second témoin arriva. Il s'agissait d'un Halfelin au regard clair, les cheveux sales mais attachés.

"Oui Vot'honneur. Je suis le citadin...
- Attendez qu'on vous annonce !
- Je...
- SILENCE ! Le citadin Koryn Jézétout Votre Honneur" clama le garde.
- Oui Vot'Honneur c'est moi M'sieur l'Juge. Koryn pour servir Vot'Honneur..."

Le Halfelin se gratta le crâne avec insistance tandis qu'il réfléchissait.

"Bon, ben voilà M'sieur l'Juge. Tout a commencé il y a plusieurs années. Vivienne et le type là, le prévenu, bien que j'me d'mande prév'nu d'quoi paski savait d'jà tout d'tout' façon mais bon qui j'suis pour dire qui doit êt' app'lé comme ci ou comme ça. 'fin voilà, il a rencontré Vivienne un matin de printemps y a quèques années maint'nant, hein, pask'il a eu ses ennuis, puis la prison et tout ça, d'autant plus que la Vivienne elle l'a jeté plein de fois, mais moins de fois qu'il l'a cognée, si vous voyez ske j'veux dire, hein, M'sieur l'juge..."

"Le jour du... ? Mais vous perdez tout le sel de la narration vot'Honneur, le suc de l'incroyable joyau de la parabole, le nectar de l'hyperbole, je... AIE !"

Le garde venait de coller une calotte au Sieur Jézétout.

"Crache ta pilule qu'on te dit !
- Non mais ça va bien ? Je ne vous permets pas, s'offusqua le petit Halfelin. Je suis pas comme lui là, moi je suis un honnête citoyen, hein.
- Accouche !
- Oui bon d'accord. D'accord. Voilà, M'sieur l'Juge, le bonhomme là, il est entré dans la ruelle juste derrière Vivienne. Pis il l'a suivie, l'a bousculée pour qu'elle rentre dans une maison. Après, ça a bien crié, mais j'sais pas vraiment ce qui s'est passé là derrière les murs."

Le halfelin quitta la salle d'audience avec moult palabres avec le Sergent mais celui-ci écourta ses déblatérations en le soulevant du sol par le col et l'emmenant rapidement sans plus qu'il touche terre.


Le dernier témoin fut amené.


Une fillette d'environ sept ans, crasseuse et puante, pieds nus dans une robe - des haillons - déchirée.

"Voici le dernier témoin Votre Honneur : Yutta Mains-Noires. On se demande bien d'où lui vient ce surnom..." termina le Sergent avec une moue de dégoût.


La collation arriva en même temps que la petite, un gros morceau de jambonneau, odorant et juteux, ainsi qu'un pichet de bière brune forte et corsée.

Le garde sourit à la boutade du juge et reprit sa place.


La petite fille regarda l'accusé et se mit à trembler.

"Je... Y m'fait peur m'sieur... Pourquoi ki m'regarde comm ça ? Y va m'tuer aussi m'sieur !"


Des larmes se mirent à rouler sur ses joues, traçant un sillon grisâtre dans la crasse.

La petite secoua la tête, enfermée dans un mutisme larmoyant. Le garde contrevint au protocole et s'approcha à ses côtés pour apporter sa présence rassurante.


La fillette hoqueta.

"Je... J'étais au-dessus, à l'étage m'sieur. Ils sont rentrés. Ils se disputaient. Puis la femme a hurlé, le... lui, là, il a voulu qu'elle fasse quelque chose... Il a tiré sur sa robe et elle s'est déchirée. Elle est tombée. Il l'a frappée et frappée jusqu'à ce qu'elle bouge plus beaucoup. Puis il a baissé son pantalon et s'est couché sur elle..."

L'accusé se redressa d'un bond.

"Elle ment M'sieur l'Juge !"


La fillette se cramponna au milicien avec un cri de terreur.

Un peu rassurée, mais pas prête à quitter la proximité du garde, la fillette reprit.

"Non M'sieur, c'est une maison abandonnée. J'habite nulle part moi. Mais j'étais en train de... J'peux pas l'dire... Vous allez me mettre en prison si j'vous l'dis..."


Elle semblait à présent terrifiée. Cependant quelque chose dans le regard qu'elle adressa à l'accusé faisait froid dans le dos malgré la peur qu'elle ressentait.

La petite se mit à pleurer.

"Je... Je... Je suis dépends de la Guilde de Renard Vert m'sieur l'Juge. Et je devais ramener trois pièces d'or. Et je ne les avais pas ! Alors, j'ai attendu... Et quand il a eu fini, la m'dame, il lui a tranché la gorge.0

L'accusé éructa et bondit.

"Espèce de sale menteuse ! Petite traînée ! Tu vends ton âme ! A qui ? Pourqu..."

Un coup sec sur la nuque donné par un des gardes laissa l'accusé à moitié assommé et soudain silencieux.

"Puis il est parti. Alors j'suis descendue et j'ai pris la bourse de la m'dame, elle en aurait plus besoin... Mais faut m'comprendre m'sieur ! J'vous en prie !"

Elle tomba à genoux.

"J'ai nulle part où aller. Et si j'paie pas, y m'fera des trucs que... que..."

Alors que le garde emmenait la fillette sanglotante, le regard qu'elle lança à l'accusé, mélange de victoire et de malveillance surprenantes, n'échappa pas au Juge.


L'homme, groggy, tomba à genoux quand les gardes le lâchèrent.

"Je ne l'ai pas tuée. Je vous le jure. Comment pouvez-vous croire sa version plutôt que la mienne ? Comment pouvez-vous être sûr qu'elle ne ment pas ? Et me condamner sur la foi de ses seules paroles ?"


L'accusé se mit à pleurer lui aussi.

L'homme hésita, se mit à bégayer et finalement se décida à parler d'une voix monocorde.

"Vivienne était ma compagne. Ca a toujours été elle qui me maintenait dans le droit chemin. On s'est séparés plusieurs fois mais on s'est toujours remis ensemble. C'est pendant une de nos séparations que j'ai été condamné pour vol.

Après, elle n'a plus voulu me reprendre. Mais moi j'l'avais dans la peau cette femme ! Et je savais qu'elle aussi et qu'elle en crevait dans son coin à petit feu. Comme moi. J'ai essayé. Plusieurs fois. Oh oui, des dizaines...

Mais elle a tenu bon. Alors je me suis mis à boire. Et le jour du drame... de... sa... mort..."

Il étouffa un sanglot, il avait visiblement du mal à contenir ses émotions.

"Ce jour-là, oui, je l'ai abordée. Et oui, on s'est disputés. Elle me rejetait. Encore. J'ai perdu les pédales. Je l'ai frappée, je ne sais pas pourquoi, je me disais que l'idée rentrerait peut-être mieux ainsi ? Je ne sais vraiment pas ce qui m'a pris. 

Puis elle est tombée. Elle était là, à terre, sa jupe relevée sur ses genoux quand elle est tombée. Et la voir là, comme ça, je... j'ai pas pu résister. Je lui ai fait l'amour. Mais le dégoût que j'ai lu dans ses yeux quand j'ai eu fini... Je ne m'en remettrai jamais. Jamais !

Alors je suis parti. Comme un voleur, comme un enfant pris sur le fait, la queue entre les jambes, plus honteux que je ne l'ai été et le serai jamais de toute ma putain de vie.

Mais elle était vivante quand je suis parti. Je le jure sur tout ce qui me reste de cher ici-bas."

Il cessa de parler et resta prostré au sol. Sa confession l'avait visiblement vidé. Les gardes ne cherchèrent même pas à cacher le mépris et le dégoût qu'il leur inspirait.

Abattu, l'homme se laissa entraîner par les gardes et reconduire en cellule dans l'attente de son verdict.


Le garde resté dans la salle répondit au juge.

"Voici l'arme, votre honneur."

Il s'agissait d'un petit couteau très aiguisé. Un couteau tout simple. Un couteau que n'importe qui aurait pu manier avec aisance.

"A quoi pensez-vous messire ?" intervint le prêtre d'Ambre.

Le Prêtre réfléchit un court instant avant d'acquiescer.

"C'est une bonne idée Votre Honneur. Au point où il en était, l'accusé n'aurait pas continué de taire ce meurtre ignoble pour s'incriminer d'un viol tout aussi infâme. Ramenez l'enfant je vous prie."


Le garde retourna chercher l'enfant dans la salle où attendaient les témoins. Le temps commença à s'étirer...